Par solidarité avec les cheminots

Les journaux télévisés ne manqueront pas de donner la parole aux usagers des trains, excédés par « encore une grève supplémentaire » de la part de ces « privilégiés » de cheminots. En vérité, les usagers quotidiens du train, comme moi, ne considèrent pas le personnel de la SNCF comme un ennemi. Nous qui subissons tous les jours retards, pannes de matériels, incidents d’exploitation et autres présence de personnes sur la voie, nous savons que nous sommes en deuxième ligne. Nous ne prenons le train que matin et soir. Ceux qui restent à bord toute la journée, font face à l’agressivité de certains passagers et à l’incivilité des autres, et qui dorment bien souvent loin de chez eux le soir venu, eux sont en première ligne.

Dans bien des administrations, les agents sont à des années-lumière de ressentir les effets des dysfonctionnements de leur travail. Le policier qui réveille les migrants à coups de bottes dans le sac de couchage ne se met probablement pas à leur place (ou alors ça doit lui coûter cher en psy). Quand un train est bloqué en rase campagne, le personnel roulant en fait les frais comme les passagers. Il y a un peu plus d’un an, dans une telle situation, je me suis retrouvée à faire le pied de grue sur le quai d’une toute petite gare, dans une de ces villes-dortoirs sans commerces qui entourent la grande couronne de l’agglomération parisienne. Il faisait très chaud, il n’y avait rien à boire, rien à manger, pas même un distributeur automatique, et bien sûr pas de toilettes. A côté de moi se tenait la chef de bord, une jeune femme qui se démenait pour trouver une façon de nous ravitailler en eau, et surtout de nous amener à bon port, même si l’alimentation électrique de la voie était durablement coupée. Quand celle-ci a été rétablie sur une partie de la ligne (du côté de là d’où nous venions), elle a reçu l’ordre de repartir avec train et équipage vers sa gare de départ. Du point de vue des statistiques, notre train était perdu, le retard accumulé était déjà immense, plus besoin de se soucier de nous. Je l’ai entendue demander ce qui était prévu pour les passagers, et répondre « Non, je n’abandonnerai pas mes passagers, je partirai avec eux en train, ou quand des cars de remplacement viendront les chercher ». De l’autre côté, ça a raccroché. L’équipe nous a alors expliqué que le lendemain, en début de service, ils seraient considérés comme ne s’étant pas présentés à leur poste - donc exposés à des sanctions. Tout cela pour avoir refusé de renoncer à accomplir leur mission : accompagner les voyageurs de leur gare de départ à celle d’arrivée. Peut-être cette équipe avait-elle une vision désuète du service public, mais je la partage.

Pour défendre le service public en général

En tant que fonctionnaire subissant des politiques d’austérité depuis le début de ma carrière, je connais les limites de l’action publique. Et je suis fatiguée de voir le gouvernement s’agiter en empilant des promesses plus ridicules les unes que les autres, en sachant pertinemment que les moyens de les tenir n’y sont pas.

L’écart va toujours croissant entre la générosité affichée (« Que plus personne ne dorme à la rue d’ici un an ! ») et la pratique (non seulement une foule de gens dorment dehors, mais en plus la police déchire leurs tentes). Cela rend malade toutes celles et ceux qui ont choisi la fonction publique par vocation, par envie de rendre service, d’être utiles à la société dans leurs actes et pas dans les discours.

Je suis fatiguée que les réformes soient plus motivées par l’impact immédiat qu’elles auront sur l’opinion publique que par leurs perspectives d’efficacité. Depuis plusieurs années, différentes expérimentations menées par Pôle Emploi ont ainsi montré que la surveillance accrue des chômeurs, assortie de sanctions pour ceux qui « ne cherchent pas assez » de travail ou refusent des offres d’emploi « raisonnables », coûte plus cher que l’accompagnement à la recherche d’emploi et n’a aucun effet positif sur le retour à l’emploi. Sans parler de l’impact psychologique sur les conseillers et les demandeurs d’emploi, dont les rendez-vous se font désormais dans une ambiance de tension détestable. Pourtant, devinez ce qui est prévu pour les agents de Pôle Emploi ? Diminuer le temps d’accompagnement et développer la surveillance et les sanctions. Pourquoi, puisque les expérimentations montrent que cette stratégie est inefficace ? Pour plaire à l’électorat de François Fillon. Et puis cela permet de brasser du vent, de se mettre dans la posture du politicien courageux qui affronte bravement ces redoutables fraudeurs à l’allocation chômage, responsables sans nul doute de tout ce qui va mal dans notre beau pays.

Pour un enseignement supérieur au service des étudiants

Pour ma part, j’ai choisi de travailler à l’université. Ce n’est pas là que j’ai suivi ma formation initiale : après le baccalauréat, j’ai étudié deux ans en classes préparatoires puis dans une grande école. L’hallucinante homogénéité sociale de ces filières, leur fonctionnement en vase clos, leur déconnexion de la recherche m’ont donné envie d’aller voir ailleurs. C’est en doctorat que j’ai découvert l’université, et j’ai eu envie d’y contribuer une fois ma formation achevée.

Je suis très attachée à l’idée de garantir à tout bachelier son droit à tenter sa chance dans le supérieur, y compris dans une filière qui ne découle pas directement de celle qu’il a suivie au lycée. Je crois qu’un cursus universitaire apporte plus qu’un simple diplôme, plus qu’une formation professionnelle. J’ai eu droit, en grande école, à près d’un an de stage de « formation humaine », dont le sujet était fort éloigné des disciplines que j’ai étudiées ensuite. Pourquoi ce qui était acceptable pour moi (dans une version bien plus coûteuse, car j’étais indemnisée pendant ce stage) serait-il du gaspillage pour les étudiants de l’université ?

L’an dernier, tout le monde s’est indigné du recours au tirage au sort pour départager les candidats à certaines formations supérieures. Cette année, il n’y aura pas non plus de place pour tout le monde. Parcoursup change les règles d’attribution par rapport à APB. Je ne prône pas un retour à l’ancienne plateforme, loin de là. Mais ce n’est pas sérieux d’annoncer en février une réforme à appliquer en mars ; réforme qui implique que les universités devront désormais lire des dizaines de milliers de dossiers de candidatures, faire parvenir aux candidats une réponse personnalisée (le fameux « oui si », c’est-à-dire « je vous accepte dans ma formation à condition que vous suiviez un cours de remédiation dans telle ou telle discipline »), mettre en place les remises à niveau. Les lycéens rédigent en ce moment même des lettres de motivation pour toutes les filières auxquelles ils candidatent. Qui lira ces lettres ? La ministre elle-même convient que les universités, faute d’avoir été prévenues suffisamment longtemps à l’avance et d’être pourvues de moyens humains supplémentaires, auront forcément recours à des outils informatiques pour trier les dossiers. Comment ces robots interpréteront-ils les lettres de motivation ? J’imagine qu’ils scanneront les notes de première et de terminale, feront un classement puis, éventuellement, un lecteur humain départagera en cas d’égalité deux dossiers scolaires équivalents. La plupart des lettres ne seront, à mon avis, jamais lues. Les parcours atypiques seront systématiquement mis de côté dans une telle procédure, alors que ce sont ceux qui pourraient être sauvés par une prise en compte du projet de formation motivé lors des admissions.

On ment encore aux étudiants lorsqu’on leur fait croire qu’on trouvera une solution pour chaque candidat à l’enseignement supérieur. En réalité, la commission de recours ne s’occupera que des étudiants ayant reçu des réponses négatives à toutes leurs demandes. L’université n’a pas le droit de donner une réponse négative. Les laissés pour compta se retrouveront donc seul face à Parcoursup qui leur indiquera qu’ils sont inscrits sur liste d’attente à l’université.

Encore une fois, la réforme du baccalauréat et de l’accès à l’enseignement supérieur se fait dans la précipitation et sans répondre aux questions de fond. Si l’Etat considère qu’il n’y a pas lieu d’ouvrir des places dans l’enseignement supérieur, que seule une fraction de la jeunesse a vocation à poursuivre des études, pourquoi s’obstiner à vouloir décerner le baccalauréat (premier titre de l’enseignement supérieur) à toute une classe d’âge ? Ne faut-il pas, dans ce cas, repenser les missions de l’enseignement secondaire et le sens des diplômes qu’il décerne ? Je trouve qu’il est absurde et injuste de dire à un jeune de dix-huit ans « tu as réussi ton baccalauréat, mais nous ne te jugeons pas digne de faire des études ».

Une SNCF qui ne serait au service que de ceux qui peuvent payer plus pour aller encore plus vite de Paris aux stations de ski, une université inaccessible aux lycéens de milieux populaires, dont l’ambition se résume à formater les enfants de bonne famille selon les désirs des entreprises du CAC40, un Pôle Emploi occupé à couper les vivres aux mauvais chômeurs, un hôpital public qui fait passer les impératifs de rentabilité avant le bien-être des patients … Ce n’est pas l’idée que je me fais du service public.

Pour moi, le service public doit donner à tous, et en tout premier lieu à ceux qui ont peu. Par définition cela doit coûter de l’argent. Par définition, s’il y a des bénéficiaires nets, il y a des contributeurs nets. Comme le service public est financé par l’impôt, les contributeurs nets sont des gens qui payent des impôts, donc plutôt des gens aisés. Ceux qui ont l’impression d’être étouffés par le fisc sont souvent étonnés de constater à quel point eux aussi sont dépendants de l’Etat, à travers les allocations familiales, la sécurité sociale, l’assurance chômage … Toutes ces garanties que l’on perd dans d’autres pays et qui permettent pourtant de vivre plus sereinement.